Quelque chose sonne faux dans ce film qui réunit pourtant bien des qualités, dans sa construction notamment. Sans doute que le contraste entre l’authenticité attendue du biopic-documentaire et l’esthétisation patente du film est trop fort.
Si le travail de reconstitution est remarquable, le choix du réalisateur Morten Tyldum de ne pas vieillir l’image comme cela s’était fait pour Argo de Ben Affleck, par exemple, pose question. Il y a quelque chose de visiblement trop anachronique à voir en très grande résolution des images d’un autre temps, celui de la naissance justement des concepts qui allaient ouvrir la voie du numérique, et cet écart est particulièrement marqué quand des images d’archives sont utilisées. Cela enlève surtout de la chaleur à un film particulièrement froid où l’émotion ne passe essentiellement que par l’humour de dialogues trop souvent improbables, calibrés pour faire mouche comme au théâtre, à l’instar des échanges entre Benedict Cumberbatch (Alan Turing) et Charles Dance (le commandant Denniston) – on retrouve, à certains égards, en moins bavard et grave, le Diplomatie de Volker Schlöndorff –.
La froideur ne tient pas seulement au traitement de l’image, une image particulièrement léchée qui donne souvent l’impression d’être sur papier glacé et donc artificielle, elle tient peut-être aussi aux milieux représentés (l’armée, la police, les services secrets) tant il est vrai que tout s’adoucit dans les scènes où l’action se déroule dans des bars ou troquets ; elle tient surtout au jeu réfrigérant de Benedict Cumberbatch : l’acteur semble en effet porter continûment un masque qui fige son visage, comme si l’intention première était de reproduire les portraits photographiques d’Alan Turing dont il a dû s’inspirer pour incarner le mathématicien. Ce jeu est certes exigeant et sans doute permet-il d’obtenir un Oscar de marquer la différence d’Alan Turing avec le commun des mortels, de montrer un personnage hors-norme, rendu de fait asocial par ce qui est souvent considéré comme une forme de « monstruosité », mais cela nuit dommageablement à l’identification, cette passerelle du spectateur aux personnages. Alan Turing, ainsi interprété, finit pas ne pas être à proprement parler incarné et n’est de fait qu’une enveloppe vide au service de l’action qui tient, elle, en haleine et intéresse. Seul Alex Lawther (Alan Turing jeune) réussit à nous toucher, rendant humain ce personnage même si l’événement traumatique qu’il joue est loin de dire l’homme que fut le mathématicien.
Les autres personnages, utilisés comme simples faire-valoir, n’apportent pas un contrepoint suffisamment fort pour nous donner au moins une idée en creux de qui fut Alan Turing ; pas plus que les violons de la bande son censés nous tirer les larmes au moment opportun mais ne faisant que tendre les cordes pour se pendre, ils ne parviennent à donner de l’humanité au film. On exceptera tout de même l’acteur Matthew Goode qui joue Hugh Alexander avec un naturel et une authenticité salutaires. Le personnage de Joan Clarke pouvait et devait certainement apporter ce supplément d’âme qui manque mais Keira Knightley, qui l’interprète, joue terriblement faux… au point que sa nomination aux Oscars pour ce second rôle laisse éminemment perplexe.
Heureusement, l’action du film est très bien construite, transformant avec une belle efficacité ce biopic en thriller. On passe de l’histoire personnelle d’Alan Turing à celle qui nous concerne tous, celle de la Seconde Guerre mondiale, celle de la guerre froide, celle des premiers ordinateurs aussi, avec beaucoup de fluidité une fois les dates et lieux des différentes époques évoquées rappelés, tout cela dans un rythme soutenu qui jamais ne laisse place à l’ennui. On a envie effectivement de percer aussi bien le mystère de l’homme que celui d’Enigma, cette machine utilisée par les nazis pour crypter leurs communications. Si l’on est frustré de ne pas mieux connaître Alan Turing, on n’en demeure pas moins édifié par l’action de décryptage menée par ce dernier et la page d’Histoire qu’elle nous donne à lire.