©DR
La compagnie de théâtre Jingju de Beijing nous offre un spectacle musical de haute volée, qui ménage une belle progression vers l’épique, l’égalité des sexes et le respect des femmes, grâce à la personnalité et au parcours des personnages centraux que sont l’aïeule de la famille Yang, Taijun (une centenaire alerte qui ne s’en laisse pas compter et qui s’avère un stratège militaire redoutable), et Guiying, sa belle-fille, qui, de femme au foyer préparant les festivités de l’anniversaire de son mari parti au combat, devient générale en chef d’une armée pour venger la mort de ce dernier et restaurer la gloire de l’empire. Mais l’intérêt pour ces Femmes générales ne réside pas seulement dans son intrigue. Il tient aussi et surtout à son esthétique et croît au fil des scènes avec des costumes, une gestuelle et une chorégraphie toujours plus élaborés et hauts en couleur. Le metteur en scène Shen Jia Xin sait s’appuyer sur une symbolique bien rodée, au niveau des décors, des costumes ou du maquillage, pour faire sens et impression.
Les décors sont effectivement simples mais parlants : un rideau jaune, couleur de l’empereur, figurera une salle de son palais, des voilages d’une autre couleur, un autre intérieur ; quelques plaines aquarellées sur une toile tendue et l’on est à l’extérieur, au pied des montagnes ou sur le champ de bataille. Les accessoires ont également cette force évocatoire, à l’image de ces cravaches qui figurent les montures des combattants et de ces fines lances utilisées comme des épées. La délicatesse de ces objets contribue beaucoup à faire des scènes de combat des moments où la grâce du fleuret moucheté s’allie à la tonicité des acrobaties qui ponctuent la chorégraphie des divers duels et assauts.
Les costumes, quant à eux, sont de toute beauté ; les brocarts rivalisent de couleurs et de détails pour impressionner la rétine du spectateur mais lui permettre aussi, avec des codes chromatiques aisément repérables, de séparer le bon grain de l’ivraie, les « gentils » des « méchants ». On ne peut qu’apprécier le raffinement des habits civils, jusque dans ces effets de manches qui tournoient pour exprimer des émotions vives ou se replient au coin des yeux pour essuyer les larmes du deuil. On apprécie plus encore les tenues portées par les combattantes avec leurs volants virevoltant à chaque attaque et leurs coiffes surmontées de deux longues et magnifiques plumes de paon, pleines de poésie dans leur mouvement délicat.
Les masques peints à même la peau ne sont pas moins fascinants, qui figent les visages dans des postures, des humeurs et des rôles — le maquillage est ainsi plus appuyé pour les protagonistes, trois traits blancs dessinés au coin des yeux soulignent l’âge canonique des personnages, certaines couleurs ou l’inclinaison des sourcils indiquent un type de tempérament — ; des masques peints qui figent les visages donc mais ne les rendent pas moins expressifs : les mouvements des yeux et des paupières sont ainsi mis en relief et traduisent très bien ce que dit la bouche ou esquisse le geste quand ils ne les devancent pas. Les personnages sont certes stéréotypés mais cela donne de la légèreté au propos et lui confère la tonalité divertissante d’un conte. Le spectacle n’est d’ailleurs pas dépourvu d’humour et d’ironie, aux dépens des hommes le plus souvent ; impuissants, machistes, dépendants des femmes, ils apparaissent bien souvent ridicules en effet.
La musique joue enfin un rôle primordial. Elle accompagne évidemment l’intrigue et les chants. Les voix féminines en particulier se mêlent aux instruments dans une belle symbiose et, plus audibles que celles des hommes, achèvent de donner un tour féministe à ce classique de l’Opéra de Pékin où les femmes prennent le pouvoir et, bons princes, le rendent. La musique peut également entrer dans le jeu et la danse de façon plus anecdotique et ludique, quand elle donne par exemple un corps aux chevaux, faisant entendre, au rythme des drilles et frottements des cordes, les bruits qu’ils font quand ils se cabrent ou hennissent. Quoi qu’il en soit, on aime cette musique dont les sonorités peuvent rafraîchir voire étonner une oreille plus habituée à la prosodie des opéras occidentaux traditionnels.
Les femmes générales de la famille Yang est un spectacle total qui, sans esbroufe, dépayse à souhait.