L’Origine del mondo

1_LCbyCarpentieri-0102

© Alessandro Carpentieri

Lucia Calamaro met en scène trois excellentes actrices – Daria Deflorian, Federica Santoro et Daniela Piperno – pour dire l’origine du monde en quatre personnages féminins. Dans la lignée de Gustave Courbet et du tableau auquel le spectacle emprunte son titre, la femme est en effet centrale et fondamentale, et l’homme reste quant à lui hors cadre, sans autre rôle que celui qui est absent, attend ou s’abstient. Mais à l’éros du célèbre tableau français et à la pulsion de vie qui l’anime, se substituent ici la force d’inertie et/ou l’horrible conscience des choses. Les personnages ont des obsessions qui tournent en ressassement ; c’est touchant, souvent drôle mais aussi un brin bavard.

La raison humaine a cette destinée singulière, dans un genre de ses connaissances, d’être accablée de questions qu’elle ne saurait éviter, car elles lui sont imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu’elles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine.

Kant, Critique de la raison pure

De l’avis même d’un personnage, Daria, on est ici plus proche de l’univers morne et tragiquement « embouteillé » de Morandi que de celui si sensuel de Courbet. Les femmes sont enfermées dans leur conscience et ont beau retourner leurs difficultés à vivre ou à supporter l’autre dans tous les sens, la dépression gagne et reste prégnante… L’épure de la scène, son minimalisme et ses couleurs quelque peu ternes en témoignent. L’origine du monde n’est pas tant la femme que ces angoisses existentielles qui font l’homme et dont la source pourrait bien se trouver dans cet accouchement difficile d’un être qui n’est pas un alter ego.

Sur scène, aucune mère ne se reconnaît dans son enfant, qu’il soit mu par un élan vital ou tu dans un élan morbide et l’enfant n’arrive pas à se faire comprendre de sa génitrice. Communiquer, pas plus qu’être en réelle empathie avec l’autre, n’apparaît possible et chacune souffre, à sa façon, de solitude… indépendamment de qui se tient à côté d’elle. Lucia Calamaro aime d’ailleurs mettre de l’espace entre les personnages, soulignant ainsi cette incommunicabilité.

Le travail sur les mots et les questions qu’ils suscitent aussi bien chez les personnages que chez les spectateurs est très riche et nous fait réfléchir sur les limites et faux-semblants de ce qui distingue l’homme, comme la pièce le rappelle, de l’animal : la parole. Celle-ci est effectivement constamment interrogée sur sa capacité à dire l’être – même dans son impression de néant –, à créer un échange, à aider et soulager les consciences torturées avec efficacité. Cette parole est ainsi questionnée et remise en cause jusque dans ces jeux avec le public où l’illusion théâtrale est brisée avec humour. On pense à l’annonce du premier entracte qui touche la réalité des spectateurs mais s’insère dans la fiction jouée sur scène. On pense surtout aux multiples dialogues dont les conventions sont brouillées : des personnages se parlent, croit-on, mais ne le font pas en « réalité », soit qu’ils soliloquent, soit qu’ils pensent sur le mode de l’aparté ; ils vont même – un comble ! –, converser ensemble au sujet de cet échange qu’ils n’ont pas mais aimeraient avoir (cf. la troisième partie du spectacle). Les points d’ancrage dans le réel font en outre contrepoint avec ledit réel : le réfrigérateur n’a pas toujours la fonction qu’on lui assigne dans la vie, ni l’armoire dont les vêtements sont dérangés plus que rangés, ni la machine à laver qui tourne à vide, ni l’évier et son anaconda… Les personnages ont les noms des actrices qui les incarnent mais ce n’est qu’un emprunt, les comédiennes sont indéniablement dans le jeu : Federica n’est pas la fille de Daria qui n’est elle-même pas la fille de Daniela.

Le texte et la mise en scène de Lucia Calamaro portent ainsi une belle réflexion et sont eux-mêmes portés par de formidables actrices, pleines de générosité et de finesse. On regrettera cependant l’aspect didactique trop prononcé du spectacle qui prend parfois des accents pédants, certes justifiés par le rôle de l’analyste (Federica Santoro) et de la très érudite protagoniste, Daria, mais qui sont trop appuyés. On regrettera de même l’aspect répétitif et disert de cette pièce tripartite. S’il y a des ruptures de ton, apportées essentiellement par la grand-mère (Daniela Piperno) et son explosivité superbe, cette parole sur un ton lassé de Daria, négative et continue, finit par épuiser quelque peu le spectateur et en particulier celui qui ne maîtrise pas ou peu la langue de Dante et pour lequel les surtitres (bien placés) peuvent être laborieux à lire.

Trois parties, trois comédiennes, quatre personnages et autant de points de vue sur la femme, le monde et son origine embrassés sur une même scène : nous ne sommes pas loin d’être face à un tableau cubiste de Picasso mais aurions aimé, avec le choix d’une plus grande concision et densité dans la synthèse qui est faite ici, en être plus proches encore. C’est là le seul bémol de ce triptyque par ailleurs remarquable.

Le spectacle se joue au Théâtre national de la Colline du 20 au 24 octobre 2015.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>