Ödipus der Tyrann

1425486374_web_oedipus_tyrann-8481_carnodeclair© Arno Declair

Romeo Castellucci est un plasticien hors pair. Il le démontre une nouvelle fois dans cet Ödipus der Tyrann d’après Sophocle où la forme n’illustre pas seulement le texte de Friedrich Hölderlin mais le dit et l’enrichit, lui conférant la puissance de sens d’un palimpseste. La photographie est léchée et le propos, œcuménique par la confusion faite entre profane et sacré, est étrange, brillant. L’ensemble souffre par endroits néanmoins, et de façon considérable, d’un rythme qui ne se trouve pas et de surlignements trop importants et importuns qui ne nous permettent pas de vivre tout à fait à l’unisson des comédiens et de la tragédie.

Dans le droit fil de son Moses und Aron, Castellucci pense ici la croyance en noir et blanc en usant de ces couleurs à rebours de leur connotation religieuse. Le noir domine la première partie où il est pourtant question de montrer un couvent de sœurs pratiquant avec ferveur, dans le silence ou le chant, leur religion. Le blanc règne quant à la lui dans le second volet du diptyque pour mettre en lumière la peste et l’ignominie d’Œdipe. Ces deux couleurs disent chacune à sa manière l’infâme : l’une en le laissant sourdre, tapi dans l’ombre ; l’autre, en le faisant éclater en plein jour. Un renversement autre nous interpelle en outre, celui du masculin et du féminin. S’il n’est qu’une femme, Jocaste, dans la pièce, sur scène, il n’est qu’un homme, Tirésias. Certes, la logique reste sauve dans la mesure où cet Ödipus n’est « que » la projection d’une bonne sœur qui pense le monde au féminin, on s’interroge tout de même sur la présence de cet homme parmi les actrices : le fantasme d’une religieuse intéressée par une vérité autre que divine ? La pratique taboue, au sein d’un couvent, d’accueillir un autre berger que le Christ ? Mais ne pourrait-on voir dans ce rôle de sage et de « porteur de lumière » joué par le comédien que l’application de ce masculin qui l’emporte toujours sur le féminin dans la grammaire française ?.. On aurait finalement préféré que le metteur en scène file plutôt la tradition, pour mieux en prendre le contrepied, d’Esther et d’Athalie, deux tragédies au sujet biblique écrites par Racine pour être jouées par des jeunes filles uniquement. On apprécie malgré tout cette vision nouvelle de Romeo Castellucci sur ce mythe tant de fois écrit et rejoué, une vision qui ouvre non pas tant sur la critique habituelle de l’homme que sur celle de la religion. La mythologie (ou croyance) comme lieu de compréhension se retourne contre elle-même ici de façon intéressante.

De fait, le premier volet de la pièce sert de préambule et de clé à Ödipus der Tyrann, une clé qui ouvre une porte inattendue, une communication inouïe entre le païen et le chrétien. Œdipe est Jésus, Jocaste, Marie, et l’on réalise ainsi combien la sainte famille est incestueuse et la religion, source de calamité et de catastrophe. Il n’y a guère que l’aveugle qui, dans la communion avec la nature, est le vrai berger et le vrai guide – nous y reviendrons. Il est ainsi drôle de voir combien le christianisme épouse ici le paganisme qu’il rejette et dont il a pourtant emboîté le pas pour ne pas boiter justement et mieux asseoir et conforter le lit de son prosélytisme. Cette vision assez noire de la religion est portée dans cette première partie par des saynètes aussi obscures que magnifiques, qui restituent dans toute sa solennité grave la spiritualité feinte et factice du lieu mais elle pâtit d’un problème de rythme qui empêche d’être complètement happé par ce que l’on a sous les yeux. En effet, certains tableaux, trop éphémères, ne laissent pas le temps au spectateur d’en considérer suffisamment le sens et la forme. Ce sentiment de brièveté est d’autant plus fort par moments que les changements de décor qui précèdent ou suivent ces tableaux sont plus longs que ces derniers. Ces changements sont faits en outre à vue par les sœurs elles-mêmes, ce qui souligne sans doute mais surligne surtout, sans doute aucun, l’appareil, l’artifice et le fabriqué de ce cérémonial d’une vie monacale qui, on le ressent bien, consiste à s’élever vers Dieu mais qui ne s’abaisse pas à considérer l’être humain dans sa détresse, privilégiant même la nourriture à la compassion et au réconfort d’autrui, fût-il mourant.

La seconde partie plus monochrome et plus cohérente avec des changements de décors, des apparitions et disparitions plus subtiles n’en paraît pas moins complexe et riche et nous saisit davantage. On entre de fait dans le corps du sujet, l’histoire d’Œdipe, et dans la parole aussi. La lumière y est remarquable dans ses variations candides ; les camaïeux proposés sont de toute beauté et font ressortir au mieux le sens des quelques touches de couleur qui entachent la blanc de la scène quand elles ne font pas que le rehausser. Plus on pense aller vers la lumière, plus le mal se manifeste dans toute son horreur. C’est cette lumière crue qui lève, à proprement parler, le voile sur la noirceur de l’inceste et du parricide et fait éclater, de façon claire et limpide, la promiscuité du païen supposé être barbare et du chrétien censé être amour. On peut cependant regretter que l’on ne s’appesantisse guère sur les scènes de révélation ; celles-ci s’enchaînent là encore avec bien trop de rapidité. Par ce choix rythmique, Castellucci nous signifie que ce qui importe pour lui n’est pas de mettre au jour l’indignité et les ténèbres de l’homme mais de rendre tangible cette continuité du païen au chrétien et, partant, l’indignité et les ténèbres de la religion. Il y parvient, indéniablement. Pourquoi, dès lors, en rajouter avec les flatulences finales de ce qui s’apparente à des prépuces ? puces ? virus rabougris ?.. Cela tranche avec la beauté environnante et fait certes tomber les masques avec autorité mais n’étaient-ils pas déjà tombés aux sens propre et figuré ? La dimension plastique est, dans cette fin du spectacle en particulier, comme sacrifiée sur l’autel de la dénonciation trop peu subtile d’une religion, lieu d’impuissance, d’illusion et de barbarie. On notera toutefois que la dénonciation s’étend au-delà du religieux et prend même des accents anarchistes avec la projection d’un film contemporain qui remet en cause l’ordre, la police (le policé ?) et la répression aveugle qui aveugle et tente de censurer le poète – Castellucci himself –, faisant de lui un nouveau Tirésias ou plus vraisemblablement une nouvelle Cassandre.

Cet Ödipus der Tyrann est beau et grave mais, par moments, indigeste, manquant de cette finesse et de ce rythme propres à le rendre tout à fait exaltant.

On attendait mieux du génie plastique de Castellucci.

1425486104_web_oedipus_tyrann-8065_carnodeclair© Arno Declair
Le spectacle se joue du 20 au 24 novembre 2015 au Théâtre de la Ville.

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