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© Simon Gosselin

Après son adaptation inégale des Particules élémentaires de Michel Houellebecq, Julien Gosselin revient à l’Odéon-Théâtre de l’Europe avec une autre adaptation, celle de 2666, un roman inachevé de Roberto Bolaño. Ce qu’il nous propose sur scène est cette fois, en théorie, proprement magistral… Dans les faits et dans l’affect, c’est en revanche bien autre chose.

Objectivement, difficile de contester la qualité du travail scénographique produit. Il est simplement prodigieux tant il est léché et maîtrisé à tous les niveaux. L’utilisation quasi continue de la vidéo – si souvent décriée pour son inanité, sa vanité, sa vacuité… – est tout à fait pertinente ici, donnant au propos un aspect de reportage et de documentaire qui siéent à la fois aux recherches universitaires, à l’enquête policière et à la quête de soi qui sont menées par des personnages s’efforçant de remonter le fil de leur histoire commune et individuelle. Les noirs et blancs sont superbes à l’écran et la main des comédiens et techniciens, sûre, tient une caméra qui nous emporte dans l’image, nous faisant oublier son filtre (pas de fil, pas de technicien ou de micro dans le cadre – outre ceux liés à la sonorisation – pour rompre l’illusion). Dans le même temps, comme ce fut le cas dans Nobody de Cyril Teste, les comédiens filmés s’offrent toujours à nous, sur scène, dans une vue suffisamment belle pour que notre œil ne soit pas contraint à rester dans les limites du cadre cinématographique. Parfois même, le plateau complète l’écran, celui-ci proposant plusieurs angles et lieux différents. Julien Gosselin parvient ainsi à mettre à l’unisson le récit du livre (bien perceptible dans le narré biographique des personnages), le film et le jeu théâtral au lieu de les contraindre à la concurrence (peut-être trop, nous y reviendrons). Cette liberté du spectateur, qu’il en use, en abuse ou pas, est très appréciable et nous maintient dans un théâtre vivant, loin d’être mis en boîte(s) de conserve comme on a pu l’éprouver, malgré la belle énergie des comédiens, dans ces Frères Karamazov montés par Frank Castorf, où l’on peut apparemment – cela a été le cas – se passer d’un acteur et/ou de sa voix. Ici, quand l’absence de signal vient interrompre la diffusion de l’image, le spectacle continue mais pour des raisons autrement plus séduisantes. Autre point louable : contrairement aux pièces sus-citées de Teste ou Castorf, la performance des comédiens qu’implique une captation en direct et sur une longue durée, est ici sensible sans être pour autant sensiblement ressentie à tout instant.

Au-delà de la vidéo, ce sont ces décors qui d’une scène à l’autre, ménagent de belles surprises et font impression. La scène fait effectivement sensation, qui se déploie en hauteur, en profondeur, en largeur, se divise, se subdivise et se réinvente avec beauté et classe, y compris dans les changements de décors qui se font à vue et pas seulement lors des entractes. Elle se voile et dévoile aux sens propre et figuré de façon très intéressante et riche pour le propos introspectif et intellectuel de la pièce. On regrettera cependant que le noir et le feutré omniprésents du plateau nous plongent dans une certaine torpeur (malgré la très bonne aération de la salle), torpeur qui ne fait que s’accentuer dans la brume des cigarettes et autres vaporisateurs abondamment employés.

Mais cette réserve en appelle une autre, bien plus grande : la technique, tout en les portant et disant superbement, laisse quelque peu et paradoxalement à l’arrière-plan – sinon de côté – le jeu des comédiens, les personnages, leur quête et, avec eux, notre intérêt pour ces derniers. À l’instar du Sacre du Printemps version Castellucci, il y a quelque chose par trop cérébral et esthétisant dans ce 2666. Si les êtres humains ne sont pas vidés de la scène de Gosselin ni ne servent à la vider comme on le voit faire dans le spectacle de l’artiste italien, leur humanité s’oublie dans toute cette machinerie et ne suscite pas de véritable empathie ou simple sympathie. Leur histoire n’intéresse guère que par endroits seulement. Sans doute parce que trop souvent la voix des comédiens reste blanche et leur personnage sans chaleur si l’on excepte ces moments où les paroles sont dites en langues anglaise, espagnole ou allemande, paroles qui loin de nous rendre les personnages étrangers, les rapprochent de nous en les incarnant davantage. Hors de ces considérations langagières, il y a évidemment quelques personnages qui nous touchent : Piero (Joseph Drouet) dans la première partie, Óscar (Frédéric Leidgens) dans la seconde, Barry (Adama Diop) dans la troisième, Lotte (Tiphaine Raffier) dans la dernière… Mais dans l’ensemble, les personnages nous mettent à distance et leur personnalité, pourtant originale, apparaît jouée de façon convenue sinon caricaturale et/ou mécanique. Cela vient manifestement de la direction de Gosselin, un même comédien pouvant susciter ou non l’émotion selon le personnage interprété. Il semble en effet que Julien Gosselin ait voulu des acteurs dans la maîtrise, à l’image de sa caméra, belle mais froide et lisse comme du papier glacé. Cela se perçoit assez bien dans les scènes d’amour où même le triolisme laisse de marbre. Les quelques « facilités », pourtant bien amenées, auxquelles le metteur en scène recourt n’y changent rien, à savoir ces nus esthètes, ces envolées lyriques (et trop systématiques) pour clore les « chapitres » du roman adapté et les « boum-boum » des basses qui font nécessairement palpiter nos cœurs un peu secs et endormis dans le tamisé de la scène un peu trop permanent, des cœurs qui ne demanderaient qu’à vibrer plus naturellement comme ce fut par exemple le cas lors du « prêche » de Barry. Dans un stand-up assumé et qui se passe de scénographie élaborée, c’est étonnamment Adama Diop qui, dans la partie intitulée « Fate », réveille notre enthousiasme quand des scènes de discothèque et de crime furieux contribuent plutôt à le doucher parce qu’elles sont plus attendues. Alors certes, les personnages nous manquent dans cette quatrième partie où le jeu laisse bien trop de place à la lecture de faits divers mais il n’y a pas d’horizons d’attente réels les concernant, en dépit de la triple quête évoquée plus haut (universitaire, policière, personnelle). Si cela contribue à nous maintenir dans la beauté visuelle et sonore du moment et de l’instant T, le présent ne suffit pas ici, peut-être parce que le tout ronronne et se répète trop au sein de chacune des cinq parties qui composent le livre du spectacle et que la contemplation trouve ses limites dans cette absence globale d’identification aux personnages et, partant, d’émotion.

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© Simon Gosselin
La pièce se joue, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe du 10 septembre au 16 octobre 2016.