Les Frères Karamazov

karamazov© Thomas Aurin

Ces Frères Karamazov déçoivent malgré la qualité des comédiens qui rentrent avec beaucoup de justesse, pour la plupart, dans le jeu délirant du metteur en scène Frank Castorf, un jeu qui n’en vaut cependant pas tout à fait la chandelle.

« Hurler est sans intérêt et interdit toute pensée. »

Cette citation d’un des personnages de la pièce, le Père Ferapont (Frank Büttner), sonne très juste à nos oreilles quelque peu endolories par ce long tunnel de cris qu’est le spectacle. La pièce commence dans un esclandre tout à fait justifié puisqu’elle s’ouvre sur une des scènes clés du roman de Dostoïevski, celle qui voit réunis tous les protagonistes autour du starez mourant (Jeanne Balibar) et cristallise toutes les crises (familiale, morale, spirituelle et politique). Le hic, c’est que le cri ici initié se prolonge indéfiniment, bien au-delà du baptême par lequel prennent naissance les personnages en traversant un bassin d’eau pour se rassembler dans la cellule du starez. Ce cri, c’est sans doute l’alpha et l’oméga du propos de Castorf, un cri de souffrance, un cri de désespoir, le cri de l’injustice et de l’horreur, le cri de l’humaine condition et de sa comédie mais c’est surtout, pour le spectateur, celui de l’assommoir parce qu’il tourne vite à vide (il ne concourt en effet à rien de bien poignant, ni de bien marquant, ni même de bien probant, que ce soit dans le rire ou dans la désillusion…) et ne semble pas porté par une esthétique ou une vision qui fassent sens sans faire simplistes comme ce fut peu ou prou le cas dans Ça ira, spectacle de Joël Pommerat créé en 2015 au Manège-Mons et repris en 2016 aux Amandiers de Nanterre, ou Idiot ! parce que nous aurions dû nous aimer, une adaptation théâtrale de Vincent Macaigne, aussi originale que réussie, de L’Idiot de Dostoïevski, deux pièces où ce cri, bien moins nuancé et davantage tonitruant que chez Castorf, confine pourtant au hurlement. Si ce cri intimé par le metteur en scène à ses comédiens s’avère peu supportable, c’est qu’il échoue à se présenter comme autre chose qu’une façon d’animer et de rythmer, dans l’énergie, un spectacle de longue durée ; il ne fait très rapidement entendre que lui-même en effet, comme si la parole qu’il proférait importait moins que ses décibels.

Dans ce tumulte, la trame du roman s’affadit, les personnalités s’effacent et le propos s’affaisse et s’abîme sans toucher à la profondeur. La Dame aux camélias dont Castorf s’est emparé il y a quelques années à l’Odéon offrait un tout autre visage du metteur en scène : ce dernier revisitait complètement Dumas fils et donnait de son œuvre une lecture tout à fait folle et singulière, certes peu compréhensible et appréhendable mais dont la force résidait dans le choc esthétique d’une scène faisant sa révolution (dans tous les sens du terme) à travers la collision et la collusion de plusieurs textes d’auteurs et époques différents, dans la violence, le frénétique et le fantasque d’un jeu proche de la transe du côté des comédiens. Ici, le roman de Dostoïevski est suivi avec beaucoup plus de fidélité que celui de Dumas fils – on retrouve l’alternance entre intrigue familiale et manifestes politique et religieux qui structure le récit de l’auteur russe même si elle prend un tour plus compliqué, avec une chronologie plus chaotique, une distribution plus dense et des paroles dont la paternité n’est pas toujours rendue à César –. Or l’histoire des Karamazov n’intéresse guère le metteur en scène à en juger le traitement du crime et des criminels, vite bazardés pour s’attarder et nous abêtir (?) sur le fonds idéologique du roman, rendu pourtant inaudible par la diction-criée qui le met au jour. Ici, les personnages ne parviennent pas à être des personnalités sans le surjeu des uns (cf. Margárita Breitkreiz et Patrick Güldenberg, dans les rôles de Lisaveta Smerdiatchaya et de Rakitine) ou le charisme des autres – Alexander Scheer (Ivan Karamazov), Sophie Rois (Pavel Smerdiakov), Hendrik Arnst (Fiodor Karamazov) et Kathrin Angerer (Grouchenka) –. On regrette en particulier que le personnage central qu’est Alexeï Karamazov manque cruellement d’épaisseur et se réduise à passer les plats, aussi bien dans l’écriture de Castorf donc que dans le jeu emprunté quand il n’est pas outré de Daniel Zillmann, jeu qui nous rappelle, dans un kitsch moins recherché, celui de bien des acteurs des Amants passagers de Pedro Almodóvar. On cherche ici la touche revivifiante de Castorf et on ne la trouve pas. Rien de bien novateur dans ces allusions anachroniques au bolchévisme et au nazisme, au métro, bus et portable ; rien de bien revigorant et transcendant non plus dans cet usage abondant de la vidéo dont il nous avait déjà gratifié pour La Dame aux camélias mais qui pouvait surprendre… alors.

« Sur scène ? Mais que voulez-vous dire ? »

C’est la question que pose Katerina (Lilith Stangenberg) à Alexeï qui lui reproche de jouer la comédie ; c’est également celle que se pose le spectateur qui, face à un plateau de jeu et même de tournage, pensait voir autre chose qu’un écran. Le cinéma prend le pas sur le théâtre… passons, mais alors qu’il soit beau, magistral, captivant. Las, c’est loin d’être le cas dans cette captation à vau-l’eau aux fils trop visibles avec des techniciens, caméras et bonnettes s’immisçant trop souvent dans le cadre et sans que cela ne procède d’une volonté assumée (on est ici bien loin d’un travail aussi léché que celui de Cyril Teste et le collectif MxM dans Nobody ou de Katie Mitchell montant Die gelbe Tapete). Non seulement ce cinéma nous frustre de théâtre mais il rend bien plus frustrantes encore les rares scènes produites sous nos yeux sans le filtre de la caméra – si l’on excepte les courses effrénées de cour à jardin et inversement. Les acteurs, grandis et « magnifiés » par l’écran, apparaissent de fait si menus sur le plateau : leur voix ne porte pas aussi bien qu’avec un micro et leur corps peine à habiter le vaste espace de la scène si longtemps abandonnée malgré les quelques expédients trouvés (le Diable monté sur pointes, le jeu des fauteuil roulant et chaises musicales, l’eau comme entrave). L’utilisation de l’espace est plus généralement insuffisante au vu des possibilités offertes par cette friche industrielle qu’est Babcock, à l’image de ces extérieurs, sous-exploités dans des plans relativement anecdotiques hors celui où le poème du Grand inquisiteur est déclamé. Bref, n’est pas Yann-Joël Collin qui veut ; on pense notamment à son exploitation superbement intelligente du Théâtre Gérard Philipe pour son Dom Juan ou à celle, non moins intelligente, du Théâtre d’Ivry – Antoine Vitez pour sa Mouette – scène, espace public, loges, salons, entrée du théâtre, tout est intégré à la scénographie à bon escient. On s’interroge enfin – revenons à Castorf – sur la pertinence d’une telle prépondérance de la vidéo si elle n’est portée par un projet aussi fort que celui mené, par exemple, par Christiane Jatahy dans What if they went to Moscow (même si des réserves sont de mise). La question se pose d’autant plus que les comédiens jouent volontairement devant la caméra comme ils joueraient sans, autrement dit, sans grande nuance dans le geste, l’œil et le dire ; l’on en viendrait presque à se demander s’il n’eût pas été plus efficient pour Frank Castorf de donner dans le « cinéma » muet si l’on n’avait préféré cet antique quatrième mur en lieu et place de cette caméra qui peine à servir de miroir dans sa promenade le long de Babcock.

Le temps s’éprouve ainsi sans grande perspective et la durée de la pièce aurait gagné à être écourtée si elle ne permettait de mettre en avant l’énergie, la passion et l’abnégation des comédiens sans lesquelles cette adaptation des Frères Karamazov ne se laissait pas si facilement regarder, l’ennui et le désintérêt pointant souvent le bout de leur nez.

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© Thomas Aurin
Le spectacle, proposé par la MC 93, se joue du 7 au 14 septembre 2016 à la Friche industrielle Babcock de La Courneuve.

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