Photo : Jean-Luc Beaujault
Phia Ménard crée avec Belle d’Hier une œuvre d’une plasticité remarquable qui n’est pas sans rappeler le travail très léché du spectacle This is how you will disappear de Gisèle Vienne, jusque dans cette mise en tension dommageablement longuette et ce cinéma qui, par un jeu d’écrans de fumée – expression à considérer dans ces sens propre et figuré –, prend sans doute trop le pas sur la danse.
Nous sommes, en effet, dès le début du spectacle projetés dans un film, un film de science-fiction : le « rideau » d’or se lève sur trois fenêtres qui forment comme une pellicule cinématographique et à travers lesquelles officient des individus aux activités inquiétantes – une séquence qui, au passage, fait terriblement penser au générique de fin du Sacre du Printemps de Romeo Castellucci, autre référence plastique valorisante pour Phia Ménard. D’autres écrans, sous différentes formes, prennent place par la suite qui vont mettre une distance parfois salutaire (cf. l’avant-dernier tableau) entre la scène et le public et renforcer la fascinante étrangeté du spectacle ainsi que sa dimension cinématographique. Celle-ci va d’ailleurs très vite éclater dans cette réécriture tout à fait personnelle des Temps modernes où l’on voit les danseuses, telles des Gervaise au lavoir dans L’Assommoir de Zola, s’activer dans une cadence soutenue et infernale pour décrocher, accrocher, battre, asperger d’eau ce qui s’apparente à des vêtements, avec un message final plus heureux et moins fataliste tout de même : ces femmes ne se laissent pas déborder par leurs tâches ; quand on pense devoir les plaindre, elles qui travaillent à la chaîne, on réalise assez vite que ce sont des guerrières qui ne font que le paon, démontrant leur combativité et niant, bien au contraire, par leur rire et par leur énergie sans faille, leur soumission ou abêtissement. Elles se surpassent et, du pessimisme zolien, on passe à la fin du spectacle au mythe platonicien de la caverne dans laquelle elles entrent et accèdent et font accéder, peut-on penser, à la vérité de leur être.
Les tableaux sont ainsi magnifiques mais ne tirent pas leur intensité et leur profondeur de leur seule beauté formelle ; le message est lui aussi d’une belle profondeur et d’un bel optimisme pour le genre humain. Il passe notamment par l’aspect protéiforme et interlope du spectacle qui ménage de belles et constantes surprises et démultiplie les regards, les points de vue et les interprétations. Le solide devient liquide ; le masculin, féminin ; la mise à nu, d’abord fragilité, se mue en force. Tout est ou devient personnage ici : « les techniciens », la fumée, la bande son d’Ivan Roussel, la lumière d’Alice Rüet, le moindre élément de décor – jusqu’à l’eau qui inonde la scène – qui se meut et fait ballet ; le silence même du spectateur médusé – ou perplexe – a son rôle. Les décors de Philippe Ragot, insensiblement, varient aussi. On croit passer du laboratoire de savants fous à l’abattoir morbide avant de finir dans une grotte après être passé au lavoir. La mise en scène proposée par Phia Ménard et Jean-Luc Beaujault joue ainsi avec beaucoup de brio sur les différents sens du mot vanité.
Si l’on est constamment dans autre chose que ce que l’on voit ou croit, le message passé n’en est pas moins clair. L’œuvre de Phia Ménard au titre vengeur – « Belle d’Hier » ou la revanche d’aujourd’hui et de demain ? – est d’un féminisme altier où la femme que représentent ici, dans une performance d’une tonicité à couper le souffle, Isabelle Bats, Cécile Cozzolino, Géraldine Pochon, Marlène Rostaing et Jeanne Vallauri, n’est pas étiquetable, catégorisable et peut être fragile et forte à la fois, rude et sensuelle, ange et démon, humaine et surhumaine.
Sans ces lenteurs initiale et finale et cette fumée qui fait parfois écran au mouvement et au sens, tout eût donc été parfait.