© Jean-Louis Fernandez
Dans cette Fin de l’Histoire, Christophe Honoré recompose divers écrits de Witold Gombrowicz pour mettre en scène, en trois mouvements, la folie du monde, trois mouvements qui vont crescendo dans l’intensité, le rythme, l’humour et l’atroce réalité mais pour lesquels quelques coupes par-ci et ligatures par-là eussent été des plus bénéfiques. Le dramaturge et metteur en scène veut trop en faire et trop en dire et dissimule mal, dans ce qui s’apparente à un joyeux bordel volontaire, un tâtonnement qui verse bien trop souvent dans la facilité.
Dans une gare de Pologne où une famille accompagne, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le petit dernier, Witold (Erwan Ha Kyoon Larcher), en partance pour l’Argentine, un faux rythme s’installe d’emblée et avec lui une gène palpable. Il semble que Christophe Honoré ait travaillé cette séquence comme un storyboard de cinéma, or le temps ne se ressent pas sur scène de la même façon qu’à l’écran. Les blancs sont ici pesants et l’entrée dans ce vaste espace scénique par les petites querelles familiales, même amusantes, est difficile, d’autant que se développe, en parallèle, un discours qui tient de l’art poétique et politique et dont on cerne mal le destinataire ni la portée. Le va-et-vient entre ces deux lignes discursives est malaisé et donne lieu à une cacophonie certaine, qui trouvera un écho à celle, plus prosaïque, de la reprise aussi mal amenée que ratée de « Bohemian Rhapsody » de Queen. La dispersion des personnages dans des mouvements tous azimuts et sans intérêt apparent ajoute à cette impression désagréable d’agitation stérile. Heureusement, les tête-à-tête sont plus réussis, nous recentrant sur quelque chose d’assez simple ou cruel pour toucher : les pas dansés du frêle Witold poursuivant avec grâce ceux de la fébrile Krysia (Élise Lhomeau) sont de toute beauté pour montrer les atermoiements du couple ; la peste brune, quant à elle, n’est jamais rendue plus vivace que lorsque la mère (Annie Mercier) est humiliée par son mari (Jean-Charles Clichet) pour ses racines juives – on voit alors combien cette peste contamine jusqu’à l’amour conjugal et même filial avec le nez des enfants que l’on craint trop maternel et que l’on jauge avec inquiétude et mépris s’il est trop long. Malgré les quelques beaux passages, la première partie souffre d’un humour grossier sinon benêt et d’un rythme qui ne se trouve pas et l’ordre manque dans le désordre choisi. Ce n’est qu’avec la deuxième partie, plus enlevée et d’un meilleur contrôle, jusque dans ses dérapages, que l’on entre de plain pied dans ce qu’annonçait le titre.
Dans ce second mouvement, on retrouve la dynamique chorale de Nouveau Roman, cette précédente pièce de Christophe Honoré, où les acteurs, indépendamment de leur âge, sexe ou apparence physique, incarnent des personnalités éminentes du courant littéraire éponyme. Ici, les comédiens prennent le rôle de philosophes puis de politiques pour théoriser et donner à voir le sens ou plutôt la fin de l’histoire. Entre les réflexions abstraites et discussions sibyllines des premiers d’une part et le pragmatisme et le cynisme concret des seconds d’autre part, la musique et la poésie se glissent avec pertinence et finesse, aussi bien dans l’humour que dans la tristesse, pour dire la réalité. Que l’on revisite des chansons de Cabrel ou d’interprètes jugés plus populaires, il y a quelque chose d’immédiatement parlant et clair dans ces paroles ou airs d’une simplicité naïve. La musique n’est dès lors plus seulement divertissante ou simplement illustrative, elle éclaire, aussi bien les débats de Hegel à Derrida que les déboires, quand elle se fait chanson à boire, de la conférence de Munich de 1938, rejouée ici de façon intelligemment bouffonne. De même, les quelques mots poétiques inscrits sur un mur, par leur concision et leur constat implacable, semblent devoir nous accabler davantage et, partant, nous intimer davantage la révolte que la politique de l’autruche pratiquée dans la capitale bavaroise. « Pleurer sur les espoirs détruits » sonne comme un vers qui traduit, condense et rend insupportable l’échec de l’humain à être humain. Dans cette seconde partie, le théâtre de Christophe Honoré parvient à nous faire rire de bon cœur tout en nous confrontant à la mort et à l’horreur. L’entrain, la fougue, la force comique de Marlène Saldena (Staline) n’y sont pas pour rien.
La dernière partie du spectacle nous ramène à Witold et ses attentes trompées. Le constat est amer mais on ne quitte pas le divertissement et la poésie, seules échappatoires au chaos que provoque la guerre même si cette dernière, lieu de dévastation et d’affliction, les fait paradoxalement naître, les rendant nécessaires, y compris dans ses plus bas avatars pour le comique (cf. les jeux télévisés et les animateurs qui vont avec). Tout peut s’effondrer mais il nous restera toujours le rire et la poésie, ces « politesses du désespoir ». La danse que mène Rena (Marlène Saldana – encore elle –) est là pour le rappeler.
Le spectacle se termine ainsi bien mieux qu’il n’avait commencé mais nous frustre malgré tout : la farce l’emporte bien trop sur la tristesse, cette émotion délicate qu’il faut pourtant bien éprouver face à une tragédie. « Pleurer sur les esprits détruits », c’est ce que l’on aurait aimé faire et vivre, pour de vrai.