Les Nègres

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© DR

Robert Wilson ne dément pas sa réputation d’excellence en matière de scénographie. Avec un décor tout à fait nouveau tout en étant tout à fait lui, ses Nègres offrent une belle et forte impression visuelle. Mais cela sonne creux, manque de corps – quasi de bout en bout – et paraît vain.

En effet, le charme n’opère que quelques brèves minutes. La faute à qui ? à quoi ?

Pas aux comédiens dont la performance n’est pas à démontrer. Leur travail sur la voix, sur ses modulations, chantantes ou non, est remarquable. La maîtrise de leur corps, dans la fixité comme dans le mouvement, impressionne : on pense à Vertu, incarnée par Kayije Kagame, comme statufiée, tel un mannequin de cire lors de la revue-pantomime des personnages par laquelle Wilson aime à ouvrir ses pièces – elle est sublime ; on pense aux danses collégiales et tribales, aux roulements d’yeux de Neige (Daphné Biiga Nwanak) ou encore aux terribles battements de doigt de Ville de Saint-Nazaire (Babacar M’Baye Fall) attendant que nous nous installions. Leur énergie, palpable, fait plaisir à voir et leur personnalité est bien dessinée par leur ton expressif, leur gestuelle millimétrée et leurs costumes pimpants – même quand ils en changent comme c’est le cas de Bass Diem, incarnant tour à tour le noir Diouf et une Blanche morte tout en restant « lui-même ». Ils savent montrer et démonter les préjugés, s’y conformant et s’en distanciant comme lorsqu’ils rient Banania sur commande.

Pas en raison des coupes pratiquées dans le texte de Genet qui n’est pas présenté ici dans son intégralité. Ces coupes, que l’on peut toujours regretter, sont faites ici avec intelligence, dégageant au mieux les lignes de force de la pièce : la comédie jouée aux Blancs pour laisser la tragédie se jouer à l’arrière-plan, la relation amoureuse de Village (Gaël Kamilindi) et de Vertu, l’opposition entre Blancs et Noirs réorchestrée par les Noirs. Il semble même que Wilson ait un peu trop pris au mot Genet…

ARCHIBALD (au public) : Ce soir nous jouerons pour vous. Mais, afin que dans vos fauteuils vous demeuriez à votre aise en face du drame qui déjà se déroule ici, afin que vous soyez assurés qu’un tel drame ne risque pas de pénétrer dans vos vies précieuses, nous aurons encore la politesse, apprise parmi vous, de rendre la communication impossible. La distance qui nous sépare, originelle, nous l’augmenterons par nos fastes, nos manières, notre insolence – car nous sommes des comédiens.

Cette « distance » est effectivement trop marquée. Cela ne s’explique pas par les personnages animés de façon mécanique, comme des pantins, ni par leurs voix offertes par micros interposés (elles ont toute la chaleur et la suavité propres à briser la glace ) mais par une humanité et une fragilité qui ne percent pas leurs masques, surtout quand ceux-ci tombent. L’armure n’est véritablement fendue que dans les dialogues amoureux de Village et Vertu, dialogues qui disent quelque chose des personnages et font cesser le simulacre de la comédie nègre jouée aux Blancs.

VILLAGE (à Vertu et s’inclinant avec un soupir énorme devant elle) : Madame, je ne vous porte rien de comparable à ce qu’on nomme l’amour. Ce qui se passe en moi est très mystérieux, et ma couleur ne saurait en rendre compte. Quand je vous vis…

ARCHIBALD : Attention, Village, n’allez pas évoquer votre vie hors d’ici.

En fait, ce qui est proprement problématique et qui fait que cela ne prend pas, c’est le rythme, le son et la lumière : ils ne ménagent pas de réelle surprise ni de progression sensible tout au long de la pièce mais installent une monotonie féroce et une routine de mauvais aloi dans cet univers exubérant. Ainsi la « revue nègre » initiale étire le temps au lieu de le suspendre parce que les sons qui marquent les entrées des personnages sont les mêmes, parce que le rythme de déplacement des personnages et la lumière qui les accompagne sont les mêmes, parce que l’on anticipe très rapidement, sans jamais – hélas – être déçu dans notre attente, les entrées nouvelles puis les sorties des personnages. Si le rythme et la couleur s’emballent très vite ensuite, le soufflet retombe de même parce qu’une nouvelle routine rythmique, sonore et lumineuse s’installe, plus durablement cette fois.

Les intentions sont belles mais la poésie échappe. On aurait tant aimé aimer…

Spectacle joué au Théâtre de l’Odéon jusqu’au 21 novembre 2014.

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