Roméo et Juliette

Romeo et Juliette

© Vincent Pontet/Comédie-Française

Éric Ruf met en scène un Roméo et Juliette sans grande saveur où tout est plat, désespérément plat. Cette « version scénique d’après la traduction de François-Victor Hugo » édulcore en effet tout le piquant et le drame du texte shakespearien, aussi bien dans ce qui se passe sur scène que dans ce qui ne s’y passe pas…

Il y a manifestement chez le directeur de la Comédie-Française la volonté de livrer une vision toute romantique de la célèbre pièce ; on le comprend dès l’entrée dans la salle, face à cette tenture délicatement drapée et encordée en guise de rideau. Sitôt la scène dévoilée, les décors constitués de fabriques élégantes et anciennes, le chant italien qui anime ce qui semble une dolce vita véronaise et les costumes de Christian Lacroix nous font abonder dans ce sens. La sensiblerie l’emporte toutefois bien vite sur le sensible et le mièvre sur la fièvre d’une passion jeune et rebelle. Si la dentelle et les couleurs qui vêtent les femmes ne sont pas sans nous rappeler l’univers coloré et enchanté de Jacques Demy et, plus particulièrement, celui de Peau d’Âne ou des Parapluies de Cherbourg, las, la comparaison s’arrête là, la mise en scène de Ruf taisant soigneusement la violence sous-jacente de l’amour tragiquement impossible. Ce qui nous est proposé ici n’est de fait pas le romantisme tempétueux d’un Victor Hugo revendiquant le mélange des genres extrêmes, ni celui plus égocentré et larmoyant d’un Dumas (cf. La Dame aux camélias) mais celui d’un plus bas étage, s’étant dévoyé et galvaudé au fil des ans, et qui, s’il est plus proche de nous, pris dans son acception plus actuelle, nous apparaît bien fade et mineur, loin de sa grandeur passée et de sa naïveté grandiloquente.

La mise en scène manque de relief effectivement et, sans grands excès, n’atteint pas pour autant la justesse souhaitée. Bien des raisons en sont cause. Il y a tout d’abord ce refus du sang, comme si le principe de bienséance qui a longtemps présidé dans le théâtre français était redevenu premier. Les scènes de combat se font ainsi sans arme et si le rouge tache le blanc des chemises, ce n’est que pour attester timidement l’issue d’un corps à corps imaginaire à peine esquissé et trop peu tangible. Il y a également ce refus du verbe gras et grivois et du rire franc et primaire et l’on regrette beaucoup que la gouaille et la verve de Pierre Louis-Calixte (Mercutio) soient si mal exploitées. Rien d’assez enjoué dans les fêtes organisées supposées pleines de liesse pour nous entraîner dans la danse. Rien d’assez féroce non plus dans l’expression de la colère, des rivalités entre familles et des luttes plus intestines ou intérieures, que l’on ressent si peu, y compris dans la seconde partie où l’on éclate et se passionne davantage mais de façon bien trop tardive et peu cohérente à l’image du père Capulet (Didier Sandre) qui se mue, sans que l’on comprenne bien pourquoi ni comment, en véritable tyran à l’égard de sa fille. Rien d’assez sublime enfin malgré la voix et les traits angéliques de Suliane Brahim (Juliette) qui porte presque à elle seule cette dimension de la pièce mais dont on peut trouver dommageable le jeu quelque peu suranné. Éric Ruf semble avoir fui tout ce qui fait le sel et le pathos de la pièce, comme pour nous donner à voir la vérité toute nue et simple d’une passion, comme pour signifier que chacun peut la vivre… l’intention est louable mais le résultat n’en est pas moins blâmable puisque l’on ne se reconnaît pas dans ces amants malheureux.

Comment s’identifier à eux effectivement quand on ne croit pas un seul instant au couple que forment Suliane Brahim et Jérémy Lopez (Roméo) ? Ils jouent de fait une partition trop différente pour composer le duo amoureux attendu ; non pas que le physique de jeune première de Suliane Brahim ne puisse s’accorder avec l’aspect plus frustre d’un Jérémy Lopez davantage taillé, a priori, pour jouer un Scapin – personnage qu’il a remarquablement et énergiquement interprété dans la mise en scène de Laurent Brethome –, mais parce que rien, dans la direction des acteurs, ne permet de faire naître, de créer, de provoquer une alchimie entre eux : les scènes d’amour emblématiques déçoivent toutes et nous frustrent au plus haut point, de la première rencontre à la dernière, fatale.

La scène du bal ? Sait-on seulement quand les yeux des amants se rencontrent pour la première fois ? On pense ici avec nostalgie à la manière dont Baz Luhrmann, dans son Roméo + Juliette, saisit superbement le trouble du premier regard échangé par les amants ou, pour en rester au théâtre, à celui mis en scène par Oliver Py dans le Roméo et Juliette qu’il a revisité, il y a quelques années, à l’Odéon.

La scène du balcon ? Elle est simplement aberrante. Juliette, en pleine varappe contre un mur trop haut, s’entend mal et rend son propos d’autant plus inaudible que la sensation produite par cet exercice de haute voltige nous donne plus le vertige que le vertige d’amour qu’il tente peut-être d’illustrer. La crainte de la chute nous occupe bien plus que la parole, certes bien connue (« Ô Roméo, Roméo! Pourquoi es-tu Roméo ? »…), et à y repenser, une seule et même question nous vient en tête concernant Juliette : mais que diable allait-elle faire dans cette galère ?

La nuit de noces ? Une scène de la vie conjugale banalisée et, partant, peu mémorable.

Quant à la scène finale, elle paraît terriblement bâclée. Si le caveau familial a la majesté des catacombes et fait forte impression – on en oublierait presque l’absence d’un corps, celui de Tybalt (Christian Gonon) –, la tension retombe avec l’action – un comble ! – qui apparaît bien trop précipitée, jusque dans ces coups que se donne à la hâte Juliette pour se percer le cœur, jusque dans ces quelques pas qu’elle ne fait pas pour mourir près de son Roméo, jusque dans cette mort qui paraît n’émouvoir qu’un bref instant familles et amis.

Le pari, risqué, de sortir de l’extraordinaire pour rendre cette histoire commune et, d’une certaine manière, tout à fait exemplaire, est raté tant « nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour » sans les changements et ruptures de ton que le texte de Shakespeare contient. On quitte ainsi le théâtre, et c’est bien là le seul tour de force d’Éric Ruf, sans avoir jamais eu la gorge nouée ou déployée.

 

ROMEO ET JULIETTE -

© Vincent Pontet/Comédie-Française
Le spectacle se joue à la Comédie-Française du 5 décembre 2015 au 30 mai 2016.

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