© Brigitte Enguerand
You are my destiny est un spectacle touchant et fort parce qu’il est total, comme sait en faire et les diriger Angélica Liddell, total tout d’abord par la multitude des arts convoqués : la littérature, la musique, la danse – perceptible dans cette chorégraphie des corps en mouvement d’ensemble et déplacements ritualisés –, la peinture – nous y reviendrons – et le théâtre, évidemment – l’auteure le revendique, d’une certaine manière, en se produisant sur la scène classique et originelle de l’Odéon et non aux Ateliers Berthier qui siéraient, sur le papier, davantage à ses performances.
Le spectacle est aussi total dans le dévouement, le don de soi, le sacrifice (?) des comédiens qui souffrent, suent et s’expriment par tous les pores d’une peau qu’ils mettent à nu aux sens propre et figuré : après avoir percuté, par exemple, de longues minutes et dans un rythme endiablé, des tambours, les bras se reposent sous l’impulsion du chef d’orchestre Liddell mais celle-ci ne les arrête que pour mieux éprouver, de plus longues minutes encore, les muscles de leur dos, de leur fessier, de leurs jambes contre le mur du fond de scène, leur faisant adopter la posture d’une personne assise sur une chaise.
Le spectacle est enfin et surtout total dans son caractère oxymorique. C’est en effet à un « sacre » tout particulier que nous convie la comédienne, auteure et metteure en scène dès le début de la pièce, une célébration syncrétique qui mêle le païen (le viol de Lucrèce par Tarquin, éminemment central dans ce spectacle) au sacré et merveilleux chrétien à travers les magnifiques chants religieux du chœur ukrainien formé par Anatolii Landar, Oleksii Ievdokimov et Mykhailo Lytvynenko, à travers les épisodes de la Bible qui sont rappelés comme le lavement des pieds des apôtres par Jésus, à travers encore l’iconographie religieuse – on pense à la manière dont est revisité le jardin d’Éden avec des Adam et Ève tout droit sortis d’un tableau de Cranach –.
Plus largement, le sacré s’associe de façon surprenante au profane auquel renvoient les crachats, la bière – nouvelle eau de baptême -, la voiture descendue du ciel en lieu et place d’un autel et les chansons populaires dont celle qui donne le titre au spectacle, de façon surprenante et même prodigieuse car le haut et le bas se rejoignent ici sans transition ni brutalité. Le caractère malsain de cette idée saugrenue, inouïe, que le violeur Tarquin est le seul à aimer Lucrèce parce qu’il est prêt à tout perdre pour une étreinte unique, le caractère malsain de ce jeu sado-masochiste entre les serviteurs et Angélica ou encore entre cette dernière et Lucrèce jouée par Lola Jiménez, qui reçoit, stoïque, injures et crachats, tout cela est dépassé et même rendu sublime par la célébration du corps, du désir et, plus simplement, du vivant. C’est un hymne à la vie complètement décomplexé qui nous est chanté tout au long de la pièce et que l’on voit confirmé par la fête folle, de vraies bacchanales, qui clôt le spectacle au-delà du spectacle : après les premiers applaudissements, on se dénude, on s’attouche, on s’expose dans une volontaire et inconsciente et « apudique » sarabande, dans un lâcher-prise si palpable que la feuille de vigne n’est plus d’actualité et paraît hors de saison.
Cette alliance des contraires puise sa force dans la synesthésie remarquable des tableaux que propose Angélica Liddell. Elle, si prolixe habituellement, laisse place à la puissance des sens y compris tactile et olfactif – pour les spectateurs des premiers rangs –, se tait à leur profit et fait taire tout rejet pour rendre plus parlantes ses émotions, sa sensibilité et la nôtre aussi. Elle prend le temps de nous faire entrer dans un univers à double titre luciférien, qui porte la lumière angélique et la déchéance du diable. Cette liturgie noire et solaire à la fois offre des scènes magnifiques, magnifiquement profondes et vraies et c’est sans doute pour cela que la colère provocatrice à laquelle nous avait habitués Angélica Liddell se mue ici dans une sérénité nouvelle, une sérénité apportée par cet équilibre trouvé, en direct, entre l’ombre et la lumière, dans cette communion entre l’homme et la femme aussi, qui ne font souvent plus qu’un sur scène.
Chapeau bas !