© Jan Versweyveld
Ivo van Hove a un sens de la découpe sans pareille dans ce Kings of War, cette geste shakespearienne d’après Henri V, Henri VI et Richard III. Par un savant jeu de retours et d’échos dramaturgiques, il fait ressortir avec brio et modernité, les lignes de force de cette quête du pouvoir ainsi que son aspect tragiquement cyclique. Ces guerres intestines, magistralement jouées par le Toneelgroep Amsterdam, nous apparaissent toutefois bien froides.
La mise en scène est, il est vrai, d’une indéniable intelligence, qui nous happe dès le début par la présentation, à rebours, de la généalogie des rois qui se sont succédé sur le trône d’Angleterre, une généalogie vertigineuse puisqu’elle nous fait considérer ce qu’il a fallu d’atrocités et de fureur narcissique pour en arriver au tableau charmant, sinon glamour, que forment aujourd’hui Kate et William avec leurs deux enfants, les derniers prétendants à la couronne britannique. Ce travail d’entrecroisement des époques se prolonge d’ailleurs avec beaucoup de finesse dans la scénographie adoptée, qui nous ramène aussi bien aux heures les plus sombres de l’Histoire qu’à celles, plus lumineuses, du cinéma par le biais d’écrans divers, d’objets particuliers (cartes, téléphones, radars…) ou d’une bande son évocatrice (« Les sanglots longs des violons… », « Le lapin est sorti du fourré ; je répète, le lapin est sorti du fourré… »). La scène s’offre ainsi à nous comme un espace critique, nous installant d’emblée dans une véritable War room (cellule de crise) avec des coulisses que l’on parcourt en caméra subjective de sorte que l’illusion de participer à l’action est donnée à l’instar de ce qui se fait pour certains jeux vidéo – on ne peut que penser ici au travail de Rimini Protokoll pour Situation rooms, monté l’an dernier aux Amandiers de Nanterre.
La curiosité et l’intérêt que provoque cette installation passent cependant assez vite parce que la pièce ne parvient pas à susciter une émotion forte, vraie, pour ainsi dire tripale, que ce soit dans le rire, trop rare, ou dans l’horreur, que l’on ne ressent pas malgré son omniprésence. Jamais rien ne nous transit d’effroi en effet dans ces guerres de succession fratricides, pas même les morts qui s’enchaînent quasi invariablement sur un fond blanc clinique, pas même cette noirceur toute nouvelle d’un Richard III (Hans Kesting) qui ne s’appuie pas, comme c’est le cas dans bon nombre de mises en scène, sur un noir ambiant dans lequel le héros se fond (cf. le tout récent Richard III de Thomas Jolly) mais sur la seule folie d’un personnage qui nous apparaît ici en pleine lumière (fût-elle électrique) et même démultipliée par le jeu des miroirs et caméras qui la réfléchissent pour mieux la faire éclater.
Les comédiens jouent très bien, au premier rang desquels Hans Kesting qui incarne un tyran original et complexe à souhait tant il est à la fois mature dans son machiavélisme et immature dans ses airs de petit garçon frustré de n’être pas né enfant-roi. Où nous perd-on dès lors ? Sans doute et principalement dans cette profusion d’écrans qui finissent par nous mettre à une trop grande distance de la scène, quand bien même seraient-ils là pour dire et grandir l’intériorité des personnages, une scène qui par la configuration de la salle et la sienne propre, ne favorise déjà guère une proximité avec les comédiens. Le choix de la sonorisation de leur voix concourt enfin à les éloigner de nous malgré la tonalité et l’expressivité plus naturelle et nuancée qu’elle crée.
« Où nous perd-on ? » nous demandions-nous… La question inverse – où ne nous perd-on pas? – se pose également. On voudrait être entraîné dans cette épopée politique et l’on n’y fait que traîner. Le rythme et l’énergie font défaut malgré la fanfare qui joue en direct et la redistribution des rôles qui se fait à chaque nouvelle accession au pouvoir et rebat ainsi, d’une façon certaine, les cartes. La fanfare porte fièrement la guerre, avec ses cuivres et Te Deum superbes et son coryphée tragique, mais elle ne nous transporte pas, bien trop confinée et sous-exploitée à l’arrière-plan pour nous emporter complètement dans un souffle et une envolée lyriques propres à nous rappeler les quelques mots pleins d’ironie de Voltaire sur la guerre dans Candide :
« Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. »
Quant au jeu des chaises musicales auquel se livrent les comédiens à chaque début de règne, il redynamise certes le spectacle et, loin d’être un simple truc logistique, sert même le propos de ces pièces de Shakespeare conçues comme un cycle avec ce retour au même en dépit des changements de monarque et d’époque, un retour au même symbolisé notamment ici par cette cérémonie du tapis rouge déroulé également pour chacun des rois jusqu’à cette couronne que l’on ne pose pas tout à fait sur leur tête comme pour les en déposséder et les déposer au moment même où ils accèdent au pouvoir. Ce cercle, tout vicieux qu’il soit, nous fait néanmoins tourner en rond plus qu’il ne nous entraîne dans sa spirale infernale. Le tout ne s’emballe pas suffisamment et manque de cet allant et de ces variations qui avaient pu nous séduire, par exemple, dans la mise en scène de Giorgio Barberio Corsetti de La Ronde du carré de Dimítris Dimitriádis (saison 2009-2010 de l’Odéon) ou, plus récemment et dans un autre genre, dans le spectacle de Yoann Bourgeois, Celui qui tombe.
Si l’on préfère nettement le travail qu’Ivo van Hove mène ici avec ses comédiens du Toneelgroep Amsterdam à celui plus artificiel et, disons-le, commercial, qu’il a pu présenter auparavant (cf. Antigone ou Vu du pont), il semble malgré tout que le metteur en scène fasse toujours et dommageablement le choix de la raison aux dépens de celui de l’émotion.
Le spectacle s’achève sur cette exclamation : « Mon royaume pour un cheval ! » Eh bien, on aurait justement apprécié que les chevaux y soient davantage lâchés…