© Christophe Raynaud de Lage
La scénographie est aussi soignée que belle, la musique jouée en direct plaît, Hans Kesting en (im)pitoyable propriétaire et rédacteur en chef de tabloïd américain impressionne mais la source d’Ivo van Hove semble bien tarie dans cette adaptation de The Fountainhead (La Source vive en français) du roman d’Ayn Rand. Le metteur en scène, peu inspiré, se contente semble-t-il d’appliquer des recettes toutes faites, espérant sans doute mais en vain que la qualité des comédiens transcende la vacuité de sa mise en scène.
Dès l’entrée en salle, le spectateur est saisi par cette vaste scène aux allures d’open space où l’on voit tous les corps de métier évoluer mais il ne le sera plus beaucoup par la suite, même après l’entracte où on lui impose de sortir pour des changements de décor quasi invisibles… La scène, aussi large que profonde, ne réserve effectivement que peu de surprises et dessert plus qu’elle ne sert les personnages qui, tels des fourmis, y semblent tout petits et tout aussi perdus que notre regard. C’est qu’elle est malheureusement conçue comme un plateau de tournage de soap opera, un plateau où les espaces professionnels et personnels sont réunis pour faciliter le travail des comédiens et de la caméra mais où seule celle-ci peut donner le cadre permettant au spectateur de se focaliser sur l’essentiel. Or, ici, ni la caméra, ni la lumière ni la position des acteurs selon les premier, second ou dernier plans, ne jouent ce rôle et le cadre manque. Guidé avant tout par la voix des comédiens, le regard du spectateur se trouve souvent désorienté ; ne sachant pas toujours où se poser, il est comme invité à musarder et, même lorsque ce regard sait où se fixer, il aime à s’arrêter sur les musiciens à l’œuvre, sur les techniciens en pleine action ou en plein bâillement derrière leur console, sur les actions secondaires qui reçoivent, à quelques exceptions près – nous y reviendrons –, le même jour que les principales, sur ce qui serait possiblement plus vivant en somme.
De fait, la mise en scène d’Ivo nous met à distance. On n’est que trop rarement au plus près des acteurs et les plans d’ensemble manquent d’intérêt, noyant l’intrigue et ses personnages au lieu de les mettre en relief. Si la caméra offre de temps à autre des gros plans, dramatise ou jette un voile ou plutôt un filtre pudique sur les scènes de sexe et apporte, à l’instar des cartons du cinéma muet, des informations propres à comprendre le tour des événements, elle ne s’en tient finalement qu’à l’accessoire, qu’à ce que les comédiens, dans une adaptation, pouvaient bien dire et signifier par eux-mêmes. On est effectivement loin de l’usage de la caméra qui était fait dans Kings of War où la vidéo prenait certes beaucoup de place mais avait surtout toute sa place, ne parasitant pas la scène mais la dynamisant au contraire, la scandant, donnant du rythme à ce qui s’y produisait par la vue sur les hors-champs téléphoniques ou mortuaires ou encore par le travail de dédoublement des personnages présents sur scène et en particulier Richard III (Hans Kesting) ; cette même caméra n’en restait pas à la surface des personnages mais en montrait la complexité, la duplicité, l’humanité, même monstrueuse.
Les scènes de cette Source vive s’enchaînent par ailleurs comme dans un filage (on pense ici à la mise en scène de Jean-Pierre Baro d’un autre roman, Disgrâce, de J. M. Coetzee), dans toute la première partie notamment, et l’on ne peut que difficilement s’attacher aux personnages si la mise en scène ne fait pas le choix de s’attarder sur eux mais de les construire sur un sable mouvant à travers un zapping inabouti. Ivo van Hove croit peut-être rendre l’histoire plus intéressante et haletante en créant de la diversion via des scènes fourmillantes, des cris et du nu alors même qu’il fallait ici, manifestement, plus d’intimité et de concentration ; la deuxième partie, resserrée dans l’espace et le propos, le démontre : on ne voit alors plus de loin mais de près les personnages et leur drame. Ces procédés utilisés pour nous « divertir » apparaissent dès lors comme autant de trucs faciles et éculés, vainement utilisés pour masquer l’inanité ou la faiblesse de la mise en scène ; celle-ci éclate comme ces fausses fins de partie ménagées avant l’entracte et le « baisser de rideau final » : on ne nous amuse que pour proprement nous balader et nous balancer des harangues politiques trop peu apprêtées, scéniquement parlant, en plus d’être de mauvais aloi (l’égoïsme y est effectivement promu comme principe premier pour se réaliser et faire progresser, paradoxalement, la société ; cette pensée, loin du politiquement correct, pourrait à tout le moins nous interpeller et nous révolter si elle était rendue audible d’un point de vue dramaturgique, ce qui n’est pas le cas ici puisque la fin promise est retardée et pas de la meilleure des façons).
La mise en scène dans son ensemble n’est donc pas probante mais la direction d’acteur, en particulier, ne l’est pas non plus, à qui l’on peut en grande partie imputer cette volonté de notre regard de papillonner loin de l’action principale. Si l’on perçoit bien que les personnages d’Ayn Rand poursuivent des idéaux qui font d’eux des monstres froids, ils sont loin de susciter la fascination attendue. Sur cette scène d’Ivo van Hove, ils n’ont rien de bien captivant et pour cause, dessinés à la hache de la caricature, extrêmement figés et monolithiques, ils semblent pris dans de la glace et peu en mesure d’évoluer. Les personnalités vraisemblablement fortes et saillantes du roman sont floues à l’exemple de cette Dominique Francon (Halina Reijn), insipides à l’instar de Guy Francon ou Henry Cameron, tous deux joués par Hugo Koolschijn, voire absentes à l’image du personnage central qu’est Howard Roark (Ramsey Nasr, le regard vitreux et le geste mécanique, le désincarne plus qu’il ne l’incarne ; ce jeu empêche toute sympathie – sens étymologique compris – à son égard). On peut être touché par Peter Keating (Aus Greidanus Jr.) et sa mère (Frieda Pittoors), parangon de la « mère juive », mais le premier n’a pas, comme presque tous les comédiens d’ailleurs, le charisme et la prestance d’un Hans Kesting en Gail Wynand (son jeu tourne en rond, à vide) et la seconde n’a qu’un rôle ponctuel, insuffisant pour compenser toute cette émotion espérée et qui fait tant défaut. On reste ainsi étranger à l’action et le sort des personnages nous importe peu à l’exception de celui joué par Hans Kesting tant le comédien a cette capacité exceptionnelle à incarner et à magnifier avec force, intensité et justesse, les personnages qu’il interprète. La diction des acteurs enfin, proche de la déclamation qu’on pouvait entendre dans Le Suicidé monté par Jean Bellorini au Théâtre Gérard Philipe, achève de rendre aride et longue la pièce et d’éloigner de nous les personnages.
Bref, en dépit d’un final qui se veut époustouflant, on ne sort guère soufflé de ce théâtre d’Ivo van Hove qui paraît plus que jamais à bout de source…