Timon/Titus

timon-titus© Pierre Planchenault

Un salon anglais plongé dans le noir.
Lumière sur des corps.
Au centre un homme gît, ensanglanté.
Côté jardin, à l’avant-scène, une femme encastrée dans un tourne-disque et au lointain, une autre, morte électrocutée.
Côté cour, une femme, sous un tapis, fait face à une flaque de sang… le sien ; une autre est étendue, la bave aux lèvres, empoisonnée, et en fond de scène, un homme se tient debout, crucifié.

En nous introduisant dès l’entrée en salle dans cette scène de crimes, le collectif OS’O, avec David Czesienski à la mise en scène, surprend et laisse admiratif, indéniablement. L’Angleterre comme cadre, le sublime d’un tableau tout en clair-obscur façon Caravage, le macabre et la violence que disent les cadavres, le comique aussi – nous y reviendrons – avec les postures drolatiques de certains gisants… il semble en effet que l’on embrasse d’un seul coup d’œil tout l’univers shakespearien dont le collectif s’est emparé dans ce Timon/Titus inspiré de Titus Andronicus et de Timon d’Athènes, deux œuvres du dramaturge anglais qui brossent un portrait sans concession de l’âme humaine. Dommage qu’avec ce premier tableau saisissant s’évanouissent aussi le grave, le grand et bien souvent le drôle : on nous prévient, Shakespeare ne sera pas joué, et effectivement, la tragédie vire très vite au drame bourgeois en faisant de la question de la dette un fil plus réducteur que conducteur du spectacle.

Le collectif OS’O adopte un parti pris pour le moins original avec cette dette utilisée comme axe de lecture et de compréhension du théâtre shakespearien et, au-delà, de notre société. Les passions qui animent les personnages de Shakespeare sont effectivement rarement regardées dans cette perspective même si ce « prêté pour un rendu » biblique qu’est la loi du Talion s’exprime de façon forcenée dans Titus Andronicus et ne le fait guère moins dans Timon d’Athènes où le héros éponyme attend de ses « dons » et libéralités des retours sur investissement. Finalement, ne s’agit-il pas toujours dans les tragédies d’accomplir un devoir ou de s’en dérober et partant, pour le héros à qui tout est dû au nom des passions qui le dévorent, de s’affranchir d’une dette ou de recouvrer une créance, même au prix du sang et du mensonge ? Cette notion de dette aurait dès lors pu constituer un angle de vue tout à fait pertinent – et d’autant plus parlant en ces temps « modernes » que nous vivons, où l’économie semble insupportablement régir les rapports humains – mais elle ne laisse pourtant pas d’étonner ici et de nous rendre perplexes, même comprise dans son seul sens moral, parce que la mise en scène l’a rendue tout à fait artificielle et inopérante.

Le spectacle présente trois niveaux de jeu : celui où un acteur se présente à nous en comédien et, nous donne, sur le modèle du prologue de l’antique tragédie grecque, l’argument de la pièce ou du moins sa clé de voûte : la dette ; celui où les personnages, dans une sorte de conférence économico-philosophique, débattent sur la dette (doit-on toujours rembourser une dette ?) ; celui enfin où, dans un huis clos familial féroce sur fond d’ouverture de testament, une fratrie s’adonne à un jeu de massacre répété plusieurs fois à la manière d’un Cluedo dont on rebat les cartes pour rejouer la partie et pour lequel on se demande sans cesse qui a tué qui et dans quelles circonstances. L’architecture de la pièce se veut savante et, sur le papier, bien articulée autour de la question de la dette mais dans les faits, le bâtiment semble construit sur du sable et dans un équilibre instable, aussi fragile que fallacieux, tant ces niveaux ne communiquent pas suffisamment entre eux malgré leurs entrelacs réguliers – ils ne se répondent ni ne s’illustrent assez mutuellement – et tant chacun d’eux laisse sur notre faim. Le mille-feuille ainsi élaboré, loin de donner de la profondeur et de la consistance au propos de la pièce, le rend, par le traitement trop léger qui en est fait, inconsistant et quasi sans objet.

L’entrée en matière du comédien (premier niveau) rapportant la dette à ce qu’un spectacle doit aux spectateurs pour qu’ils en aient, en gros, pour leur argent et leur temps interroge certes sur notre possible consumérisme culturel mais est surtout présenté bien maladroitement, en faisant retomber le soufflé du tableau liminaire auquel il succède et en donnant trop rapidement l’impression désastreuse d’une montagne accouchant d’une souris. Du virtuose et du travail léché initiaux, on tombe en effet dans l’amateurisme affiché avec un acteur qui semble s’excuser par avance de ne pas être à la hauteur des attentes du public et qui témoigne, par sa demande d’indulgence implicite, non pas tant d’une modestie concernant la proposition du collectif OS’O que d’une certaine lucidité sur ce qui est et va être produit sur scène. Le débat sur la dette (deuxième niveau) manque lui de hauteur, enquillant des réflexions tartes à la crème sans dépasser le caricatural et versant souvent dans la facilité scénographique, même assumée, des « tours de table » et autres « rebondissements » à la Garcimore. Quant au drame bourgeois et fratricide (troisième niveau) qui renoue avec une intrigue théâtrale plus conventionnelle, il repose aussi, malheureusement, sur des clichés et un humour quelque peu éculés qui nous font regretter la mécanique du rire bien huilée d’un Feydeau ou d’un Labiche bien interprétés ou nous rendent nostalgiques, pour rester dans le huis clos familial sordide, d’un film comme 8 Femmes de François Ozon, qui joue aussi des stéréotypes mais sait également créer, dans le même temps, de l’attachement pour les personnages, ce qui n’est pas le cas ici… Leur sort nous préoccupe si peu… et la démultiplication de leur histoire crée des longueurs.

L’on constate ainsi, à chaque étage de cette fusée théâtrale qu’est Timon/Titus, un labeur et une verdeur dans le jeu et l’écriture qui ne permettent pas à l’ensemble de se propulser véritablement, de décoller tout à fait et de nous porter aux nues. L’énergie des acteurs et le plaisir de ces derniers d’évoluer ensemble, sur scène, dans une folle sarabande sont manifestes mais ne compensent pas l’inanité et la vacuité de la réflexion sur la dette ni l’absence, surtout, de réel intérêt et d’empathie pour les personnages, une absence qui nous prive de l’essentiel à savoir les émotions qu’on devrait normalement ressentir devant une œuvre qui se réclame de Shakespeare.

timon-titus© Pierre Planchenault
Spectacle joué du 10 au 26 novembre 2016 au Centquatre-Paris, en co-accueil avec le Théâtre National de la Colline. Pour les dates de la tournée, c’est ici.

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