Viktor

Viktor Pina

© Bettina Strenske

La patte de Pina Bausch est bien là : glamour, classe et autodérision constante mais la danse manque dans ce spectacle de trois heures qui flirte bien trop avec le théâtre. L’histoire qui nous est racontée gagnerait en effet à se dire sans parole pour laisser pleinement s’exprimer ce corps déjà si loquace sans voix et si bien porté par des silences, sons ou musiques admirablement parlants.

De fait, la chorégraphe opère sur le corps un travail remarquable, le magnifiant avec brio : elle le montre dans toute sa diversité d’âges, de sexes, de tailles, de couleurs et de formes – avec ou sans bras – et le rend unique ; elle le sublime par toute une scénographie du vêtement, du travestissement et de la transformation à vue – l’homme peut devenir femme ou faucheuse et la femme, cheval ou fontaine ; elle fait de ce corps un joyau, lui donnant un écrin de toute beauté grâce aux ambiances créées par des effets de lumière, un décor éloquent, une bande-son qui nous plonge parfois dans l’univers rétro et classieux d’un Woody Allen ou par de simples accessoires – un tapis, une table, une cigarette, des anneaux suspendus qui ressuscitent L’escarpolette de Watteau ; elle lui fait enfin magistralement occuper l’espace scénique et public, évidemment, puisque c’est essentiellement le mouvement ou la fixité qui le dessinent et le rendent aussi sculptural et superbe. Ainsi, même si ce corps, chez Pina Bausch, aime à simplement passer, comme sans autre but que de se montrer, il ne s’offre pas sur un plateau ; il nous déroute et interroge, prenant constamment le contrepied de nos attentes et se présentant toujours à nous de façon insolite, sous la forme animale même (Castellucci, quand tu nous tiens…), si bien qu’il nous rend complices au lieu de nous écraser.

Viktor ne se prend effectivement pas au sérieux en dépit de ses presque deux fois dix-sept ans, ou du moins, jamais bien longtemps… et pointe ici un second regret, celui que le registre comique paraisse souvent forcené sinon forcé, oblitérant quasi systématiquement le grave et le sombre sans toujours réussir à faire sourire, justement parce qu’il se fait mécanique et insistant cf. le running gag – au sens littéral de l’expression – de la femme au bonsoir pressée. Le drôle, par trop recherché, achève de l’être et lasse quelquefois, même s’il lui arrive de prendre avec succès des accents graves (on pense à cette danseuse qui, de façon sublime, « vireveaulte » sur ses pointes, ou encore à ce ballet récurrent du fossoyeur, à l’arrière-plan, qu’il ne parvient pas à occulter ni à balayer tout à fait de notre esprit). Sans jamais être de mauvais goût, l’humour n’est donc pas toujours opportun, d’autant qu’il s’appuie souvent sur ce fameux verbe qui parasite et alourdit, d’une part, et que le rythme de la pièce s’en ressent, d’autre part, pâtissant de ces intermèdes ludiques qui s’enchaînent, trop nombreux, sans queue ni tête, et auxquels le fil conducteur de l’absurdité ne donne pas assez de tenue.

Tout va tellement mieux quand ça danse, quand ça swingue, quand ça se fige, quand ça marche ou ça chaloupe, en duo, en solo ou ensemble, avec légèreté, gravité et originalité ; on est si bien quand la parole – celle qui n’est ni chantée ni refrain – n’est pas jointe à un geste qui dit déjà tout, la solitude, la mort toute proche et la vie malgré tout… La frustration est souvent grande devant cette mise en retrait d’un corps si bien mis en avant par ailleurs…

Les réserves sont nombreuses mais de ces Noces funèbres façon Tim Burton, où l’on ne sait si les vivants sont morts ou les morts vivants, on apprécie néanmoins le spectacle. Refusant l’uniforme et le morne, Pina Bausch crée ici un beau monument de circularité et de vanité joyeuses pour dire avec sagacité et intelligence le monde dans ses lignes de force et de faiblesse et nous inviter à embrasser le carpe diem. Le temps passe ainsi vite et agréablement malgré les longueurs et les creux. À cet égard, on saluera la polyvalence des danseurs qui jouent aussi bien la comédie que du piano, de l’accordéon ou de la cuillère. Viktor nous régale de façon inégale, certes, mais l’on reste gagné par cette joie, cette malice, cette énergie, cette générosité dans le jeu, dans l’œil, dans les sourires et la complicité des artistes du Tanztheater Wuppertal emmenés, entre autres, par une Julie Shanahan expressive à souhait. Tout cet entrain nous irradie comme malgré nous et se communique bien du début à la fin, tous deux d’une belle intensité : tout est donc bien qui finit bien.

Viktor Pina bis

© Bettina Strenske
Le spectacle, proposé par le Théâtre de la Ville, se joue du 3 au 12 septembre 2016 au Théâtre du Châtelet.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>